PROBSTZELLA
(octobre 1944-avril 1945)
 
 
Mon nouvel hôpital était un ancien "grand hôtel" et se trouvait à Probstzella dans une région touristique de la Thuringe.

La salle de cinéma était affectée aux grands blessés, les chambres à ceux qui pouvaient se déplacer. Je me retrouvai avec "Roger" alsacien et coiffeur.

Ma main ayant fait de notables progrès grâce à une rééducation poussée, je demandai à "Roger" de m'apprendre les rudiments du métier. Il le fit avec efficacité, car très rapidement je partageai son activité. Je préparais l'essentiel de la coupe qu'il terminait en arrondissant mes coups de ciseaux hasardeux.

C'est ainsi que je devins "un coiffeur" pour mes camarades.

La vie était calme, comme hors du temps, j'avais l'impression d'être en vacances. Deux visites médicales par semaine, la rééducation chaque matin rythmaient mes journées. Au contraire de cette ambiance, faussement paisible, l'écho des bombardements nocturnes des sites industriels voisins, nous rappelait bien, si besoin était, que la guerre était toujours d'actualité.

Strasbourg avait été libéré en novembre. Je perdais le dernier lien avec les miens.

Pourtant au milieu de ses souvenirs terribles survit un îlot de douceur ma rencontre avec "Herta".

Un jour, au restaurant me voyant en grande difficulté pour peler mes pommes de terre, elle vint à ma table pour m'aider.

Nous avons sympathisé et nous nous sommes revus par la suite. Herta était charmante, blonde aux yeux bleus, de taille moyenne… nous étions jeunes et j'étais seul. Des sentiments plus tendres naquirent entre nous. J'allais souvent chez elle à Marktgölitz, village voisin. J'avais retrouvé une famille temporairement, ce qui m'a beaucoup aidé dans cette "drôle" de période.

Le médecin chef de l'hôpital était une de leur connaissance, autant dire que je ne risquais pas d'être déclaré "bon pour le service" prématurément.

Toujours inquiet, mon camarade de chambre me conseilla de ne pas laisser cicatriser ma blessure. Il préconisa l'application de quelques gouttes d'essence de vinaigre sur ma plaie après chaque visite du médecin. L'essence brûlait les chairs qui noircissaient et se décomposaient.

Ainsi je présentais en permanence une lésion purulente, rebelle à la guérison.

Au mois de mars, coup de tonnerre: des commissions sillonnaient les hôpitaux et déclaraient "bon pour le service" tout ce qui pouvait marcher. Je fis partie du lot.

Par miracle j'obtins une permission de convalescence. Comme il n'était pas question d'autoriser les Alsaciens à rejoindre Strasbourg libéré, j'eus la présence d'esprit de prétendre avoir de la famille à Erfurt.

En fait, je la passai chez mon amie Herta à Marktgölitz, en attendant les Américains qui n'étaient très loin et qui ne tardèrent pas à arriver.

La IIIème armée américaine du général Patton avait fait une percée fulgurante et occupa la région. L'administration militaire se mit en place. Une ordonnance fut placardée qui stipulait, entre autre, que tout militaire qui résidait sur le territoire de la commune devait se constituer prisonnier sans délai.

Herta dans cette dernière démarche m'accompagna à la mairie. Nous marchions en silence, oppressés par cette séparation inéluctable et pratiquement sans espoir de nous retrouver un jour. Nous nous sommes quittés les larmes aux yeux chacun allant vers son destin. La région devait faire partie ultérieurement de la zone d'occupation russe.

Je me présentais donc aux G.I. qui m'emmenèrent chez leur capitaine. J'avais remis une attelle à mon bras et un gros bandage et expliquai que j'étais hospitalisé à Probstzella, que je me trouvais actuellement en permission dans ma famille, et que je nécessitais des soins journaliers.

Le capitaine fut sensible à mes arguments et me renvoya dans mon hôpital. On salua le retour du "coiffeur". Hélas, mon maître n'était plus là, je dus me débrouiller tout seul. Les Américains ayant appris qu'il y avait un Figaro sur place firent appel à mes services. Je n'oublierai jamais le premier d'entre eux que j'ai rasé au "couteau". Il avait des revolvers partout et je craignais qu'en lui transformant la figure en steak saignant, il ait peut être envie de se défouler. Heureusement que je me rasais moi-même ainsi et avais de l'entraînement, cela m'a aidé.

Petit à petit, les contacts s'établirent. Je leur ai expliqué le drame de l'Alsace, ce qui n'était pas évident pour un farmer du Middle West.

Parlant français, allemand, assez d'anglais pour me faire comprendre, quelques rudiments de tchèque et de polonais, j'étais devenu l'homme incontournable et de toutes les situations.

J'étais aussi en rapport avec des travailleurs du S.T.O et des prisonniers de guerre français qui m'avait proposé de rentrer avec eux. Vu mes relations avec les Américains, j'étais persuadé de rentrer avant eux et déclinai leur proposition.

Ce fut une funeste erreur qui une fois de plus a mis ma vie en danger.

      © France TARDON/APPRILL