PRISONNIER
 
 
Désireux de rentrer à Strasbourg, je pressai les Américains, responsables de l'hôpital, de me faire transférer vers un centre de démobilisation. Ils me conseillaient plutôt d'attendre que la situation se soit stabilisée, mais j'étais impatient.

Le jour J arriva, on me demanda de me présenter devant l'entrée de l'hôpital avec mon paquetage, et je fus alors embarqué sur un camion qui conduisait des prisonniers de guerre vers un centre de répartition.

Je fus entendu à nouveau par d'autres Américains. J'appris plus tard, qu'ignorant du problème alsacien, on m'avait assimilé aux volontaires français de la Brigade S.S. Charlemagne, confusion à l'origine des mauvais traitements que j'ai subis.

J'étais toujours optimiste pour mon retour rapide, chargés dans un train de marchandises, portes scellés, nous arrivâmes deux, trois jours plus tard au camp de Bad Kreuznach. On nous débarqua, et dans une longue colonne nous prîmes le chemin du camp.

Au cours du trajet, un G.I. particulièrement excité voulait absolument me prendre mon pantalon "aviateur" bleu-clair en cuir. J'ai dû le repousser durement, c'était une question de survie. Il a fini par laisser tomber. J'ai eu très peur.

Notre colonne avançait, ralentissait puis s'arrêtait. Nous étions en plein milieu des champs. L'encadrement avait disparu.

Nous nous sommes assis sur nos paquetages, puis petit à petit nous nous sommes couchés par terre. Cette première nuit pénible fut suivie de bien d'autres.

Entre-temps le camp se remplissait. Il y avait des prisonniers à perte de vue.

Après avoir épuisé nos maigres réserves, nous avons commencé à mâcher de l'herbe, des bouts de cuirs et de bois, mais la faim restait tenace.

Je me suis joins à quatre compagnons. Ensemble nous avons creusé une fosse de 2m. de côté sur 40cm de profondeur, avec un fond en pente, destinée à nous abriter du froid nocturne. Nous étions couchés sur le côté, tête vers le haut de la pente, en cuillères, serrés l'un contre l'autre, pour garder au maximum notre chaleur. Par un savant système de rotation, longuement débattu, chacun pouvait bénéficier à tour de rôle d'une position centrale.

Les jours et les nuits se succédaient ainsi, sans nourriture, sans abri, exposés aux intempéries, trempés à la moindre averse, nos vêtements devaient sécher sur nous.

Le silence commençait à s'installer dans le camp. Nous étions couchés jours et nuits, somnolents, sans réaction. La faim avait disparu avec la notion du temps.

En état d'hypothermie nous étions entrés en hibernation, qui évoluait vers la catalepsie. Quelques jours de plus de ce régime auraient occasionné des pertes considérables. Déjà beaucoup d'entre nous ne s'étaient plus relevés.

Les premières rations arrivèrent: deux à trois cuillères à café de sucre, de lait en poudre, de cacao et un grand pain pour cinquante deux. Cette ration n'a pas évolué pendant ma captivité, sauf en ce qui concerne le pain, assez rapidement, il y eut un pain pour dix prisonniers.

Je me rappelle très bien le partage du premier pain. Le hasard m'avait désigné pour cette délicate mission. Nous nous sommes mis d'accord sur vingt six tranches à recouper en deux. Le traçage sur le pain devait tenir compte des morceaux des extrémités plus petits que le reste. Ils devaient donc être un peu plus épais. Sous les regards affamés et suspicieux, ce travail prit facilement une heure. Des semaines passèrent ainsi. Le régime auquel nous étions soumis ressemblait davantage à un camp d'extermination qu'à celui d'un camp de prisonniers de guerre.

D'extrêmement maigre que j'étais, je devins squelettique, le visage émacié, envahi par la barbe, les yeux fiévreux. Je ressemblais physiquement à tous ceux des prisonniers qu'on a pu libérer des camps. J'ai remarqué à cette occasion que l'homme avait une résistance insoupçonnable. Mon corps s'était adapté à cette situation extrême. Pendant ces deux, trois mois je n'ai souffert d'aucune maladie même pas du moindre rhume.

Après une nouvelle audition par les Américains, nous fûmes regroupés par nationalités. On nous appris que nous allions être livrés aux Français. Le vrai jour J arriva, on nous a regroupa dans un convoi qui prit la direction de Chalons sur Saône. Nous étions dans des wagons à ciel ouvert et lors de notre arrivée, le convoi s'est arrêté sous un pont. Les Français, encore pleins de ressentiment contre l'occupant allemand, nous ont jeté tous les projectiles qui leurs tombaient sous la main. Les pierres, pavés et débris divers nous tombaient dessus dans un bruit sourd au milieu de cris de douleurs. Après avoir échappé miraculeusement à tous les dangers de la guerre, du camp de prisonniers, nous avons failli terminer notre existence par lapidation.

Plusieurs d'entre nous furent sérieusement blessés. Pour arriver à la caserne nous dûmes traverser la ville sous les injures des passants.

Après avoir été arraché à dix sept ans, manu militari, à ma famille pour aller combattre pour une nation et une idéologie qui n'était pas la mienne, avoir souffert l'enfer du front russe, ce qui m'épargna de me trouver l'ennemi de ceux que je considérais comme les nôtres sur le front Ouest, et avoir survécu au camp de prisonnier, j'ai failli être lynché par les Français.

Enfin, notre situation se transforma lorsque nous avons été entendus par les services de renseignements français. Le climat changea immédiatement car eux connaissaient le problème des "malgré-nous"

Après notre premier repas depuis bien longtemps, nous fûmes repartis en chambrées où chacun put enfin s'allonger sur un lit.

Après ces longs mois d'incertitudes, de souffrances physiques et mentales, le moral était revenu.

Au bout de quelques jours à la caserne, nous sommes revenus petit à petit à une vie normale.

Quand il y eut assez d'Alsaciens nous fûmes regroupés dans un train qui devait nous ramener chez nous.

Je débarquai à Koenigshoffen dans la banlieue sud de Strasbourg et me mit en route pour la maison. J'ai traversé tout Strasbourg à pied vers une heure de l'après-midi, il y avait peu de monde dans les rues, mais je ne me souviens pas de grand chose, tout au bonheur de rentrer.

Je suis arrivé au 8, rue Charles Grad, j'ai sonné et suis tombé dans les bras de ma mère.

Cette fois le cauchemar était bien terminé. En retrouvant les miens après deux ans et demi, je fus accueilli comme un miraculé. Sans nouvelles de moi depuis près d'un an, on craignait le pire.

Malgré leur grande joie mes parents étaient atterrés par mon aspect physique: je pesais 42kg pour 1,70m, un visage émacié où la peau collait aux os.

La chaleur de la famille, les soins attentifs de ma mère, me permirent de retrouver assez rapidement un autre aspect.

Avec le retour s'imposa la reprise d'une vie normale, et pour moi le choix d'une profession. Après avoir hésité entre la médecine et l'architecture, je me décidai pour cette dernière et commençai mes études en octobre 1945.

Je n'avais pas vingt ans, un moral d'acier, la vie s'ouvrait enfin devant moi avec toutes ses promesses.

      © France TARDON/APPRILL